Elle avait passé des années à poursuivre le bonheur, oubliant qu’elle finissait toujours par avoir peur. C’était quelque chose qui lui collait à la peau, qui restait chevillé à son âme : elle n’avait jamais cessé d’être une optimiste. Une optimiste un peu rêveuse qui se collait des chimères dans le crâne en oubliant que l’espoir était un pervers qui s’amusait à disparaître le moment fatidique, et revenir, comme un vieil ami rassurant, pour recommencer, encore et encore. C’était comme ça. Elle n’apprenait pas très bien ses leçons. Elle recommençait, parce qu’elle croyait que peut-être les choses changeront si on les y force un petit peu, en les poussant un bon coup, avec un coup de pied au cul par exemple. Elle ne voulait pas croire qu’elles ne changeront jamais. Que le mal ne se transformera pas en bien, malgré tous les efforts.
Tout peut changer. Elle était une optimiste, un peu rêveuse, qui se collait des chimères dans le crâne et qui s’acoquinait avec l’espoir.
Et puis elle avait trouvé ce qui ressemblait au bonheur et avait récidivé ; dans l’espoir, fourbe et pervers, que les choses ne changeraient pas, cette fois. Elle n’avait toujours pas appris sa leçon.
Le jour où elle l’avait rencontré, elle ne s’était pas arrêtée à son visage aux traits taillés à la serpe dont les ombres accentuaient les prunelles sombres qui luisaient d’intelligence. Elle lui avait souri et lui avait recommandé le whisky qu’elle buvait habituellement, peut-être l’un des plus chers mais dont elle était certaine de la qualité ; c’était la première fois qu’il venait à ce bar. Il l’avait apprécié. Le bar, le whisky. Il l’avait apprécié. Elle lui avait avoué être fille de gens du métier et avait souri, de nouveau. Il avait posé une autre question, elle lui avait répondu, elle avait questionné à son tour, il avait répondu. Et ainsi de suite. La lumière était inséparable de l’ombre ; il possédait les ténèbres quand elle étincelait. Le jour où elle l’avait rencontré, elle ne s’était pas arrêtée sur son visage aux traits taillés à la serpe dont les ombres accentuaient les prunelles sombres qui luisaient d’intelligence. Les soirs suivants non plus. Pas plus lorsqu’ils se donnèrent finalement rendez-vous, plutôt que de se confier à leur chance naturelle de se rencontrer par inadvertance volontaire. Il avait lu en elle comme dans un livre ouvert, parce qu’elle n’était pas capable de refermer sa couverture reliée, et elle l’avait laissé faire. Peu importaient les mots durs qui mordaient ses lèvres, peu importait l’insensibilité de son regard glacé, peu importaient les ombres accrochées au tableau. Son caractère était rude et rares étaient ses aveux. Il calculait, il engrangeait, il contemplait, il écoutait, il concevait, il préparait, il maîtrisait. Tout son contraire. Elle avait ri quand il avait souri, elle avait hurlé quand il avait froncé les sourcils. Il l’avait parfois bousculée, heurtée, troublée, même réduite au silence. Jamais il n’était parti.
Ces mêmes yeux noirs qui la dévisageaient avec la ferveur d’un damné. Ces mêmes ombres qui accentuaient l’expression tordue de son visage rendu blafard par le manque de sommeil. La lueur vacillante des torches faisait étinceler d’un éclat incandescent ses prunelles d’onyx qui ne cillaient pas. Dans tout ça, elle avait oublié d’avoir peur de lui.
Elle avait froid mais des sueurs brûlantes lui coulaient dans le dos. Ses mains étaient moites contre la pierre glacée de l’édifice sans âge. Elle avait pourtant appliqué les recommandations à la lettre. Elle ne s’était pas éternisée dans le couloir. Elle s’y était hâtée, mais l’ombre l’avait rattrapée. Elle avait senti son souffle lui échapper et le venin gelé de la terreur couler dans ses veines tandis qu’une vague odeur de décomposition lui soulevait le cœur.
Ce n’est que l’effet de ton imagination. Certaines personnes avaient raconté leur expérience en ces termes, que rien n’existait ailleurs que dans leurs têtes. Que tout n’était que chimères. Comme le bonheur. Comme l’espoir. Il l’avait tirée du couloir et enfermée dans une pièce vide avec lui avant qu’elle n’ait eu le temps d’imaginer un champ de blé inondé de soleil pour éloigner la puanteur imaginaire et la terreur qui lui collait au train.
Le silence hurlait. Elle se mit à douter ; il avait toujours été une ombre. L’ombre créée par la lumière. Et s’il était plus dangereux que celles qui rôdaient dans le couloir ?
« Ne me regarde pas comme ça. »
Il l’avait impressionnée. A plusieurs reprises. Elle n’avait jamais eu peur de lui. Elle avait oublié d’avoir peur de lui.
Elle chercha sur son visage des traces de l’ami qu’elle avait quitté, il y a quelques mois. De l’homme qui l’avait écoutée, qui lui avait répondu et qui ne lui avait jamais dit qu’elle était envahissante. De l’homme qui l’avait certes trouvée énervante, mais qui était revenu le lendemain. Elle avait toujours trouvé en lui une part d’ombre plus sombre, plus abîmée que toutes les autres qui le maillaient, et n’en avait jamais eu peur. Peut-être parce qu’elle avait pensé qu’ils partageaient quelque chose qui l’empêcherait de l’utiliser contre elle. Elle n’avait pas posé de question. Jamais. Elle aurait dû. Peut-être.
Sûrement.L’homme qui se tenait devant elle tenait de cette ombre ; elle avait grandi, elle l’enveloppait, le drapait, l’habillait. Il
était cette ombre. Elle aurait dû le voir, le jour où elle s’était cachée dans son épaule, incapable de supporter l’exécution que lui avait supporté ; l’exécution de son frère. Elle avait voulu le soutenir, ce jour-là. Elle se rendait compte maintenant à quel point elle avait été idiote. Idiote de croire que sa seule présence suffirait, alors qu’elle s’était contentée d’enfouir son visage dans le cuir de son manteau pour se soustraire à la vue d’une condamnation. Idiote de croire que tout s’arrangeait si on restait sagement à sa place, qu’on ne faisait pas de vague. Idiote de ne plus croire que tout peut changer. Qu’avec un coup de pied au cul des choses, celles-ci changeraient.
T’as eu peur, gamine ? Où t’es passée, toutes ces dernières années, dans ton nid douillet, à te bercer d’illusions pour préserver ton naïf bonheur ?
« Je regrette. Vraiment. Pour ce que je t’ai dit. Je n’avais pas compris, je suppose. »
Elle ne savait pas si c’était ce qu’il fallait dire. Elle l’avait dit pour dire quelque chose ; aussi parce qu’elle le pensait. Sincèrement. Elle n’avait pas compris, il y a quelques mois, la douleur intolérable qu’il avait ressentie ; petite idiote qui avait cru pouvoir tourner le dos au sort.
Ton nom a été tiré, ma grande, félicitations, tu as gagné le désespoir. Elle savait, maintenant. Elle s’était reçu la réalité en pleine figure. Elle avait compris. Elle avait bien appris sa leçon, maintenant.
« Mais bon sang, dis quelque chose ! »
Sauf, peut-être, celle où il était question d'avoir peur.